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Chapitre 9 : Les bateaux de la famille

 

Ma mère a tenu sa promesse. Elle avait sa maison, mon père put acheter son bateau. Restait à savoir lequel. Commander un bateau neuf à la fin des années 50 était un objectif trop ambitieux. Il fallait attendre de longs mois, voire des années, pour qu’il soit construit et la dépense aurait été disproportionnée. Car l’objectif premier était d’initier ma mère qui ne connaissait rien à la navigation. Mon père se mit donc à chercher une occasion.

A cette époque la plaisance était encore marquée par l’esprit « yachting et casquette blanche », réservée à une élite. Le marché de l’occasion était très restreint. Il y avait quelques petites annonces dans la toute nouvelle revue spécialisée, « Bateaux » et l’antique « Les Cahiers du yachting », mais le choix était limité. La pratique de la voile par une classe moyenne émergeante était affaire de débrouille et d’opportunité.

Pour mes parents cette difficulté était amplifiée par des facteurs multiples. Pas question d’acheter un bateau à l’autre bout du pays qu’il aurait été trop difficile de convoyer. Pas pensable non plus de le tirer derrière la voiture avec une remorque. Les automobiles particulières n’avaient pas d’attelage et les routes, trop étroites et bombées, étaient trop dangereuse pour un tel exercice. Seule solution : faire fonctionner le bouche à oreille local. C’est ainsi que mon père finit par trouver l’objet de ses désirs.

C’était un Monotype National, un dériveur conçu pour les épreuves en solitaire des jeux de 1924 qui s’étaient déroulés à Meulan près de Paris. Une construction en bois classique, avec un bout dehors, un gréement houari, des voiles en coton et une dérive en tôle. Le bateau était magnifique et réagissait à merveille au moindre coup de barre. Encore fallait-il pouvoir l’utiliser. Impossible de le mettre le long d’un quai en permanence à cause des marées et les pontons flottants n’avaient pas encore été inventés. La seule possibilité était de mettre le bateau sur corps mort. 

On fabriquait ces corps morts artisanalement en plongeant une vieille lessiveuse dans un bac de ciment frais. On scellait une chaine et une bouée à cet ensemble et on attendait que cela durcisse. Une fois sec, on retournait ce bloc et on le coulait au fond de l’eau, à l’endroit désiré. La lessiveuse faisait office de ventouse et cela tenait tant que la rouille n’avait pas fait son œuvre. Grâce à ce bricolage de pêcheur local, mes parents eurent le privilège d’être les premiers à avoir leur bateau de plaisance mouillé sur un corps mort près le la cale de Bilouris en baie de Kerners.

L’inconvénient de ce voilier, à l’eau en permanence, apparut pourtant bien vite. Il prenait l’eau et n’était pas protégé de la pluie. Chaque fois que nous montions à bord il fallait écoper pendant de longues minutes avant d’envisager la moindre navigation.  Les voiles en coton, gorgées d’eau, devenaient terriblement lourdes à hisser et si un grain arrivait, il n’y avait rien pour s’abriter. Mais les ballades entre les iles du golfe avaient conquis ma mère et c’était cela le plus important. Au bout de 3 ans mes parents le vendirent à des jeunes de Port Navalo qui voulaient le restaurer et le remplacèrent par un cotre franc de 8m.

C’était lui aussi un joli voilier à gréement houari et voiles en coton. Mais le fait qu’il ait servi à la pêche lui conférait un énorme avantage : il possédait un moteur. Nos retours au port devinent moins soumis à la fantaisie des courants du golfe. Mes parents purent retrouver à des heures décentes les amis qu’ils s’étaient fait à l’ile aux moines. Les sorties en mer se civilisaient. Ce deuxième voilier ne dura pourtant pas longtemps car il lui manquait une cabine, ce qui limitait les possibilités de sorties hors du golfe.

C’est avec leur troisième voilier que mes parents commencèrent véritablement leur carrière de plaisancier. C’était un « Estuaire » de construction classique en bois latté avec un gréement marconi et des voiles en tergal. Il était construit par les chantiers Bombal à Mortagne sur Gironde qui auparavant fabriquait les chaloupes des morutiers de Saint Pierre et Miquelon. En mal de reconversion, ce chantier avait eu l’idée d’ajouter une cabine et des couchettes sur ses chaloupes et les avaient baptisés « voiliers de plaisance », devenant ainsi l’un des premiers constructeurs nautiques de France. L’ « Estuaire » avait été livré par train à Vannes et un wagon détaché jusqu’au chantier Le Pennec avait permis la mise à l’eau. Ce premier bateau neuf de mes parents avait des allures de merveille à nos yeux. Nous le regardions avec fierté se balancer au mouillage de Kerners. Il fut pendant plusieurs années le seul voilier de la baie. Il y avait un seul autre bateau de plaisance à ses côtés, une belle vedette en bois de 10m qui appartenait à Monsieur Lecoq, pharmacien à Vannes et futur maire d’Arzon.

« L’Estuaire » a pourtant failli me dégouter de la voile. À 10 ans, je ne comprenais pas le plaisir qu’on pouvait ressentir à rester accroché dans le vent pendant des heures sur un banc penché à 40°, à recevoir des embruns sur la tête sans rien faire d’autre que regarder le ciel et la mer. Le pire c’était les croisières aux iles d’Houat et de Hoëdic, quand il fallait y passer la nuit. Non seulement il faisait froid dans les cabines mais le pont n’était pas étanche. Si par malheur il pleuvait, des gouttes finissaient par s’infiltrer jusqu’au plafond intérieur et s’ingéniaient à tomber pile dans le conduit de mon oreille. Je me redressais alors brusquement pour… me cogner au barrot qui était au dessus de ma tête. Et je pensais avec envie comme Victor Hugo « au vieil anneau de fer du quai plein de soleil » (Les travailleurs de la mer).

Mes parents essayèrent pendant les 10 ans où ils gardèrent ce bateau d’étanchéifier son pont. Ils n’y sont jamais parvenus à cause des conditions de son hivernage. Pendant les mois de mauvaise saison  le bateau était remonté dans l’anse de Pen Castel, devant une plage minuscule sous les grands pins de Madame Sigot. Les aiguilles de ces arbres s’infiltraient sous la bâche de protection et conservaient l’humidité pourrissant peu à peu le bois du pont. Au bout de quelques années mon père préféra aller hiverner dans une autre baie de la commune plus lointaine mais sans arbres. Une grande vasière pleine de salicorne qui donnait directement sur l’océan sans que la houle parvienne à y pénétrer. Elle s’appelait l’anse du Crouesty. Personne n’imaginait ce qu’elle allait devenir.  

 

 

NB Le monotype national navigue toujours si j’en crois la photo que j’ai vue sur Internet. Il porte le n°7 et une livrée bleue a remplacé le blanc de notre époque. Il sera centenaire dans 6 ans. Le côtre a fini ses jours par un grain violent sur les rochers de l’Ile longue. Le moteur était tombé en panne au mauvais moment et ses nouveaux propriétaires (sortis sains et saufs de l’aventure) n’avaient pas eu le temps de hisser les voiles. Mon père eut beaucoup d’autres bateaux après avoir vendu « l’Estuaire » dont j’ignore le sort. Mais le climat et les prix pratiqués en France ont eu raison de son amour de la navigation dans le golfe. Son dernier voilier naviguait en Turquie dans la région de Bodrum. Il avait 86 ans lors de sa dernière sortie. Jusqu’à son dernier souffle mon père a espéré pouvoir remonter à bord.

à suivre ....  Stéphane Manier