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Chapitre 10 : Les copains de Kerners

 

Avec la préadolescence la vie devient pleine d’individus dont on ne connaît pas grand chose mais qui vous attirent irrésistiblement. Comment sont-ils ? Quels jeux vont-ils inventer ?  Qu’attendent-ils de nous ? Comment se faire admettre ? La liste de ces questions s’allonge lorsque les garçons découvrent que les filles ne sont pas des enfants avec lesquels on joue de la même façon. Comment c’est fait une fille ? Qu’est-ce que la sensation d’être amoureux ? Comment faire en sorte que celle qui nous plait s’intéresse à nous ? Il serait illusoire ici de tenter de faire le tour de ces questions qui font depuis des siècles les joies de la littérature.

Pour nous, cela signifiait qu’il fallait aller à la rencontre d’autres jeunes … qui se posaient ces mêmes questions. L’endroit le plus proche de Pen Castel pour les retrouver était bien entendu Kerners. A la fin des années 50 notre univers a donc commencé à tourner entre la place de ce petit village où des jeunes se regroupaient pour raconter n’importe quoi pourvu qu’on les écoute, et la pointe de Bilouris où se déroulaient leurs jeux aquatiques. C’est ainsi qu’a commencé le phénomène des bandes.

À Kerners notre petite bande s’était choisie comme chef un couple atypique. Elle, s’appelait Christiane et était la fille tardive d’un loup de mer à la retraite dont on disait qu’il avait fait le Cap Horn à la voile et embarqué sur un bateau pirate dans sa jeunesse. Lui, s’appelait Francis et n’habitait au village que le temps des vacances. Il était grand, mince, dynamique, promis aux études supérieures, fils de commissaire de police. Francis et Christiane avaient 3 ans de plus que nous ce qui nous impressionnait et en faisaient des « babysitteurs » idéaux pour des parents toujours inquiets des premiers pas autonomes de leur progéniture.

Dès qu’il y avait du soleil nous nous retrouvions à la cale de Bilouris, sur la pointe de Kerners. Elle n’avait pas encore été annexée par le camping privé qui, aujourd’hui occupe le terrain qui la surplombe. Cet endroit était sous l’autorité de la ferme « Le Blouc » et recouvert d’une broussaille dense où nous aimions tailler des sentiers qui nous servaient de cachettes. Au fond de ce champ nous avions trouvé de petites boules vertes au goût sucré et acide. Un interrogatoire des parents Le Blouc nous apprit qu’il y avait eu autrefois à cet endroit une vigne de Noa, un cépage interdit à la culture au début du 20° siècle parce qu’il donnait un vin qui rendait fou.

Sous la pression de notre petite bande nous avions convaincu les parents Le Blouc de nous laisser aménager une de leurs granges en dancing. Le père s’était laissé faire en apprenant qu’à Kerjouano une bande rivale avait fait subir la même transformation à un hangar à bateaux. Il préférait voir danser sa fille près de chez lui plutôt qu’à 3km de là depuis qu’elle avait gagné le concours de beauté local, ce dont il était malgré tout très fier. Quelques années plus tard Port Navalo fit de même dans la cave de la maison des Bloch, celle qui possède une grande verrière sur le port et qui vient d’être vendue. Nous avions baptisé ce club « Le stupre » en bravade aux âmes bien pensantes. Il y avait des bandes similaires dans chaque village de la commune ou presque. Tous ces lieux permettaient des rencontres, des mélanges improbables. Les bandes étaient ouvertes à n’importe quel jeune, qu’il soit de passage dans un camping ou habitué du coin, sauf s’il était violent. Les deux seuls critères qui comptaient pour en faire partie étaient l’âge et la proximité de l’habitation. Il n’y avait pas d’autre hiérarchie que l’inventivité, l’adresse dans les jeux, et la capacité à faire rigoler tout le monde.

Il n’y avait pas de rivalité entre ces bandes qui se rendaient souvent visite histoire d’élargir la liste des copains. Mais il y avait malgré tout un endroit où elles s’affrontaient, c’était le cinéma municipal. Il avait remplacé les séances que des projectionnistes itinérants improvisaient après la tombée de la nuit avec un drap blanc sur une corde à linge dans les cours des maisons ce qui avait valu un rhume à la moitié de la population locale et un torticolis à l’autre moitié. Celui là avait le mérite de se dérouler à l’abri, dans une salle paroissiale qui se dressait là où est construite aujourd’hui la maison des associations. Il n’y avait qu’une séance par semaine, le mercredi soir et chaque fois elle était comble. Ceux qui espéraient assister tranquillement à la projection d’un film se faisaient des illusions. Immanquablement la séance tournait en un énorme chahut où s’affrontaient les occupants du balcon et ceux de l’orchestre. Tout était bon pour livrer bataille, lancer des projectiles (en papier ou en fruits mous) et hurler des cris d’assaut. Les habitués venaient avec trompettes, cloches et crécelles, déterminés à faire trembler les murs comme ceux de Jéricho.

La séance la plus mémorable fut celle du film « Le réveil de la momie ». Son titre était déjà en soi une invitation à l’excitation et la salle était en chaleur bien avant le début de la projection. Par chance un spectateur qui n’était pas au courant des usages avait demandé le calme ce qui avait bien entendu renforcé l’effet inverse. Il avait fallut que le projectionniste lance le film et attende un bon quart d’heure pour que l’on puisse commencer à entendre les dialogues. Phénomène rare, le suspense et le climat d’angoisse créé par le scénario avaient peu à peu plongé les esprits dans une sorte de catalepsie crispée. Vint l’instant de suspense suprême où la momie s’apprête à frapper. C’est alors que quelqu’un eut l’idée de pousser un énorme cri d’effroi qui surprit tout le monde. Il n’en fallait pas plus pour déclencher les vagissements du balcon, le trépignement des pieds, et les sauts de cabris de ceux qui se défoulaient du choc de la surprise. Quelques uns commencèrent à escalader les colonnes en bois qui soutenaient le balcon, d’autres hurlaient.

- Houahouahouahoua

- Pouêêêêêt pouêêêêt.

- Les clochettes ! Qui m’a piqué les clochettes de la messe !

- Tiens prend ma trompette à la place.

- On avait dit pas de boules puantes ! Qui c’est qu’en a lancé ?

- Taisez-vous petits cons.

Les gendarmes, dont le bâtiment était juste de l’autre côté de la rue furent appelés à la rescousse. J’étais en train, en me pinçant le nez, d’éventer avec une feuille de figuier les fesses de celui qui s’était planté juste devant moi les poings sur les hanches, lorsque je sentis mon oreille droite se décoller de mon crâne et m’obliger à me mettre debout. Je n’avais pas vu le collègue qui était resté derrière moi près de la porte. J’appris ce soir là que les pandores vont toujours par deux et fus exclu de la séance et interdit pour la suivante. La punition était sévère !

La salle paroissiale fut fermée à l’issue de la saison. Les piliers du balcon et l’écran n’étaient plus en mesure de supporter de tels délires. Ces séances de chahut ont pourtant profondément marqué l’esprit de la commune. La fraternité de l’âge prenait le pas sur la hiérarchie sociale. C’est sans doute là qu’il faut chercher l’origine de ce que certains appellent une absence d’image bien définie, comme peuvent en avoir les stations balnéaires de La Baule ou Quiberon. Arzon n’est ni snob, ni réservé aux riches, ni aux voileux, ni populaire. Elle est tout cela à la fois et rien de cela dans le fond. Elle rassemble. Ce phénomène allait s’étendre à beaucoup d’endroits du golfe avec l’essor de la voile. Mais ceci est un autre chapitre.

 

                                                                          à suivre...   Stéphane Manier