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Chapitre 13 : Les bandes du golfe

 

 

L’industrie automobile ayant rationnalisé sa production, la classe moyenne si chère au développement de l’économie de marché commença, au début des années 60, à arpenter les routes et autoroutes en construction. Venir passer ses vacances en Bretagne devenait une destination prisée des parisiens. Mais si beaucoup de foyers possédaient désormais une voiture, on était encore loin de la deuxième. Dans la majeure partie des cas le mari monopolisait l’engin au nom de son travail et des allers retours qu’il devait faire à la ville. Sa « housewife » bretonne devait se débrouiller. Dans ces conditions, espérer qu’un père soumette son char à moteur au risque d’être cabossé par sa progéniture, était totalement illusoire. Pour les jeunes de mon âge il n’y avait donc que deux moyens de se rencontrer. Le vélo, ce qui facilitait le regroupement des bandes au centre des communes, et le bateau qui permettait d’aller d’un embarcadère à un autre.

La configuration du Golfe mettait la plupart des villages de ses côtes à moins d’une heure de voile les uns des autres. Cela offrait aux bandes de toute la région la possibilité de se mélanger. Bien entendu le moment parfait pour ces rencontres était la régate du dimanche. Elle réunissait chaque fois plus d’un millier de jeunes qui, pour ne pas rater ce moment, étaient prêts à embarquer sur n’importe quelle passoire. Et cela durait tout l’été. Il y avait les régates de l’Ile aux Moines, d’Arradon, de Port Navalo, de l’Ile d’Ars, de l’Armor Baden, de Moustérian, du Logeo dont certaines se couraient à deux reprises par saison, histoire de ne pas rater un dimanche. Pour les bateaux de série les classements étaient simples. Mais pour les bateaux divers, c’était une autre affaire. Il fallait procéder à des calculs de temps compensés pour connaître les vainqueurs. Le comité des fêtes local, encadré d’instituteurs, devait alors se pencher sur des feuilles de papiers pour appliquer des tables compliquées. Ces calculs se faisaient à la main, ce qui prenait du temps et pas mal de bières et de coups de rouge. Comme il n’était pas question de laisser les copains recevoir leur coupe devant un parterre vide comme le font les régatiers d’aujourd’hui, nous attendions les résultats pendant deux ou trois heures. Ce n’était pas pour nous déplaire car commençait alors la deuxième mi-temps des régates. Pour nous faire patienter les organisateurs avaient un truc. Ils lançaient sur l’eau des canards dont ils avaient lié une aile. Ceux qui réussissaient à les attraper les emportaient avec eux. La plage se transformait alors en une gigantesque arène nautique où les cris d’encouragement se mêlaient à ceux d’effroi de la pauvre bête assaillie par une meute de nageurs. Une fois capturés, ces gallinacées étaient affublées de sobriquets tels que « Gaspard », « Chéri Bibi », ou « Ernestine ». Après la petite croisière du retour, souvent épique, ils devenaient les mascottes des bandes, car personne n’osait les occire pendant les vacances, repoussant cette exécution à l’automne au profit de paysans goguenards.

C’est pendant ces joutes que les bandes se mélangeaient, les amitiés se nouaient, les amours naissaient. Chacune avait sa personnalité. Celle de l’ile aux Moines était la plus huppée car constituée principalement d’enfants des bourgeoisies parisienne, nantaise et rennaise. Celle d’Arradon était un peu snob. Celle du Logeo la plus amicale. Celle de Port Navalo la plus bruyante etc. Au soir de la régate, des rendez-vous de pique-nique ou de bars étaient pris pour agrémenter le cours de la semaine en attendant le dimanche suivant. L’Ile aux Moines avait deux avantages sur les autres : sa position centrale facilitait les regroupements et surtout elle avait un dancing. L’épicier du hameau du « Goret » avait eu la bonne idée d’aménager une grange et de la baptiser de son nom : « Chez Félix ». Pour faire la fête, les plus téméraires des « continentaux » faisaient le trajet le soir avec leurs esquifs et rentraient à minuit et demi lorsque l’établissement fermait. Il n’y eut jamais d’accident malgré les nuits noires et l’interdiction formelle de naviguer dans le Golfe par de telles conditions.

Mais avant même l’Ile aux Moines, Port Navalo avait été le premier village à connaître le phénomène des bandes. La plus ancienne regroupait des enfants nés pendant la guerre. Elle était animée par un personnage charismatique répondant au surnom évocateur de « Crado ». Son œuvre principale fut d’avoir été l’un des premiers groupes à restaurer un Sinago.  J’étais trop jeune de 2 ou 3 ans pour faire partie de cette bande et ne l’ai connue que de réputation. Mais je n’ai pas laissé ma place pour la suivante qui n’avait pas vraiment de chef, sauf, peut-être Yvon Callage, le fils de l’armateur des vedettes France2 qui promenaient les touristes dans le Golfe. Cette famille possédait également un bar crêperie qui nous servait de repaire. Il s’appelait « Les Pins » en raison des immenses cupressus qui l’enveloppait d’un rideau de troncs massifs (aujourd’hui cette crêperie s’appelle « Ty Mousse » et les pins, malades, ont été rasés hélas). Chaque jour après la plage ou la navigation nous nous y retrouvions pour des rigolades bruyantes qui duraient jusqu’à l’heure du diner et reprenaient ensuite jusqu’à la fermeture.

Vers le milieu des années 60, les autorités préfectorales considérèrent qu’il y avait suffisamment de monde l’été sur la commune pour y détacher un petit groupe de gendarmes. Et bien entendu  notre bande de jeunes rigolards devînt rapidement l’objet de toute leur attention. Le jour où ils commencèrent à poser des contraventions sur les voitures mal garées marqua le début des hostilités. Nous allions pouvoir jouer au « gendarme et au voleur » grandeur nature : le rêve pour une bande de garnements comme la nôtre. Chaque jour nous inventions de nouvelles farces à leur faire. Du pneu de leur voiture dégonflé pendant la nuit, aux graffitis peints sur leurs murs, les plaisanteries les plus banales étaient de mise. Plus originale fut la soirée où ils surprirent certains d’entre nous à sceller un tronc de WC sur la plage surmonté d’un écriteau : « Tronc pour les bonnes œuvres de la police ». Ce qui valut à ceux qui se firent attraper une comparution au tribunal et une amende. En revanche ils ne purent identifier ceux qui avaient peint une jolie marguerite sur la tourelle de la Truie à l’entrée du port.

Ces gendarmes, épuisés par des semaines de harcèlement, avaient besoin de soutien local. Un jour, l’un d’entre eux s’adressa avec une mine embarrassée à Monsieur Callage.

- Bonjour Monsieur, nous avons un problème. Il y a une inscription sur notre mur que nous n’arrivons pas à effacer. C’est un produit noir assez collant qui est semble-t-il utilisé pour les bateaux. Savez-vous comment nous pouvons l’enlever ?

Monsieur Callage prit un air pensif. A 50 ans passés cet homme bénéficiait d’une réputation flatteuse et justifiée de grand marin. Les jours de très mauvais temps il n’hésitait pas à sortir avec sa vedette France2 pour porter secours aux navigateurs en difficulté, car il n’existait pas de canot de sauvetage à l’époque. Son sang froid lui valait une image de compétence et de sagesse. Il finit par leur répondre.

- C’est du coltar. C’est un produit utilisé pour peindre les coques et empêcher les fixations d’algues et de coquillages. Ça ne s’efface pas !

- Vraiment ?

- Non. Ou alors vous pouvez essayer le marteau et le burin. C’est le seul moyen.

Dépité le gendarme s’en retourna vers son bâtiment et se mit au travail. Quelques minutes plus tard son supérieur l’arrêta en constatant qu’il était en train de graver « Mort aux vaches » sur le mur de la gendarmerie. À compter de ce jour, la cote de Monsieur Callage perdit un peu de son aura aux yeux des autorités et gagna une place éternelle dans nos mémoires.

 

                                                  à suivre..... Stéphane Manier