peinture de Maurice Vibert , vers 1970
Chapitre 14 : La mort de ma mère
Je n’apprendrai rien à personne en écrivant que la vie n’est pas qu’une suite de moments de gaité insouciante. Les drames peuvent, eux aussi, créer des liens puissants avec les lieux où ils se déroulent.
Cela commença comme un dimanche de vacances ordinaire. La régate du jour se déroulait à Kervoyal, une jolie plage près de Penvins où nous n’avions pas l’habitude de naviguer. Depuis quelques mois mon frère et moi avions décidé de compléter nos forces et de faire équipage sur un nouvel engin : un magnifique 470. Il faisait beau et le vent était juste assez fort pour nous permettre de jouer les acrobates au bout du trapèze de ce dériveur. Je ne me souviens ni de notre place, ni du déroulé de cette course. Mais ma mémoire se fait vive au moment où nous sommes revenus sur la plage. Une femme inconnue nous héla.
- C’est votre maman qui est là bas ?
- Où ça ?
- Venez vite, elle ne va pas bien du tout. Elle vient de faire un malaise.
Nous nous sommes précipités vers le lieu où elle avait installé son drap de bain. Elle était assise, la tête penchée sur le côté. Deux personnes la tenaient pour qu’elle ne s’effondre pas. Un peu de salive coulait du coin de sa bouche.
- Il faut l’emmener voir un médecin nous dit la femme qui était venue nous chercher. Je suis infirmière et je crois que c’est sérieux.
J’avais vingt ans, un permis de conduire tout neuf et la disposition de la deuxième voiture que mes parents venaient d’acquérir d’occasion. Nous y avons porté ma mère et l’avons installée sur la place avant. L’infirmière était assise derrière elle et lui tenait la tête. Elle avait mouillé une serviette avec laquelle elle épongeait son front. Mon frère complétait cet étrange équipage. Ma mère prononçait des mots incohérents et ne semblait pas comprendre ce qu’on lui disait. Nous sommes partis à la recherche du médecin de garde. Le bourg le plus proche était Muzillac. Son numéro de téléphone était affiché à la porte de son cabinet. Un commerçant accepta de nous prêter son téléphone. Le médecin dit qu’il arrivait de suite. Cela lui prit près de ¾ d’heure. Maman semblait s’être endormie. Le médecin l’examina en la laissant dans la voiture et décida immédiatement de l’hospitaliser. Mais lorsque je lui dis qu’on y allait il me répondit :
- Pas question. C’est l’ambulance qui doit l’emmener. Je n’ai pas le droit de vous laisser partir comme ça.
L’infirmière nous quitta constatant que nous étions entre des mains compétentes. Je pris sa place à tenir la tête de maman en essuyant sa bouche et épongeant son front. L’ambulance mit près d’une heure pour arriver. Une autre heure pour l’examiner, la conditionner et la transporter jusqu’à l’hôpital Chubert de Vannes. Elle entra aux « Urgences » plus de 4 heures après le début de son malaise. En 1967 il n’y avait pas de surveillance des plages susceptible d’alerter des secours. Il n’y avait pas de téléphone portable ni de SAMU capable de réagir rapidement. On n’avait pas encore mesuré l’importance d’opérer le plus vite possible pour soulager une hémorragie cérébrale. On s’appliquait à respecter des règles et des protocoles. Et au sortir de l’adolescence nous ignorions tout de cela. Nous suivions l’ambulance, sans bien réaliser ce qui se passait. Arrivés à Chubert on nous a dit de patienter dans la salle d’attente. Puis un médecin ou une infirmière, je ne sais plus très bien, nous a expliqué vers 23h que c’était grave et qu’il fallait qu’on ne s’éloigne pas trop, qu’il ne pourrait se prononcer sur la suite que le lendemain au plus tôt. Nous sommes restés dans la voiture sur le parking. Puis vers 3h du matin, frigorifiés et sans rien à manger nous avons décidé de rentrer à Pen Castel. C’est là que les gendarmes sont venus nous trouver à 6h30 et nous annoncer que c’était fini.
Tous ceux qui ont traversé ce genre d’épreuve connaissent le désarroi dans lequel vous laisse une disparition aussi soudaine. Il est impossible de réaliser que l’on ne pourra plus tenir entre ses bras l’être aimé comme on le faisait quelques heures plus tôt. On pense à tout ce qui a été écrit sur le sujet et on se révolte contre l’idée que cela vous arrive à vous. Réaction inutile. Sentiment d’impuissance. Choc si fort qu’il anesthésie le corps et l’esprit.
Mon père arriva le lendemain, rentrant d’un tournage dans le midi de la France. Nous avons réfléchi ensemble à ce que nous allions faire. Agir fait toujours gagner du temps pour accepter une souffrance qui durera toute une vie. Notre priorité était de rendre hommage à la disparue. Elle aimait Pen Castel par dessus tout et était la seule personne réellement croyante dans la famille. Nous avons voulu honorer ces deux traits fondamentaux de sa personnalité. Les dispositions qu’avait pris en son temps son amie Madame Sigot (cf chapitre 3) nous inspirèrent. Nous décidâmes de lui offrir sa dernière demeure au sein de notre propriété et de faire donner les derniers sacrements par le curé d’Arzon.
Je ne sais pas comment mon père se débrouilla mais en 48h il obtint l’autorisation de la préfecture pour l’inhumation dans notre jardin (ce ne serait plus possible aujourd’hui car les dispositions légales ont changé et l’interdisent formellement). Puis nous avons pris rendez-vous avec le curé que nous connaissions bien car, outre la présence de ma mère à la messe du dimanche, il venait solliciter auprès d’elle un don pour sa paroisse à la fin de chaque été. Il nous écouta avec componction puis il demanda à mon père sur un ton docte :
- Votre femme était-elle en règle avec l’église ?
- Que voulez-vous dire par là ?
- Suivait-elle les règles de notre liturgie ? Etait-elle divorcée ?
- Euh oui elle allait souvent à la messe et se confessait, comme vous avez pu le constater vous-même. En revanche elle était divorcée. Sa mère lui avait fait épouser à 18 ans un homme qu’elle n’aimait pas et dont elle s’est séparée au bout de 3 mois.
Le prêtre répondit avec une mine sévère.
- Dans ce cas je ne peux rien faire. Je ne peux pas lui donner les derniers sacrements. Je dois même interdire à tout prêtre de venir prononcer la moindre prière pour elle sur le territoire de ma paroisse. Les règles de l’église sont formelles. Puis, devant notre mine stupéfaite il se pencha légèrement en avant et, adoucissant son ton ajouta : ce n’est pas grave puisque vous avez l’intention de l’enterrer chez vous. Personne ne le saura.
Notre ami le père Jean de la Croix qui venait d’être affecté à la Curie du Vatican nous trouva un prêtre en vacances dans la région prêt à braver l’interdiction du curé. 3 jours plus tard il procédait aux cérémonies religieuses, Autour de la tombe il y avait plus de 300 personnes. Quelques familles d’amis vacancier et surtout des gens de la commune. Une façon à la fois de montrer leur désaccord d’avec l’officier catholique du lieu et de rendre hommage à cette femme qui avait su se rendre populaire parce qu’elle avait établi un trait d’union entre les autochtones et les parisiens.
Aujourd’hui je vais me promener comme bon me semble sur cette tombe entourée des fleurs qu’elle aimait. Elle fait partie de la vie quotidienne et n’est par reléguée à la seule date incontournable de la Toussaint. L’endroit est plein de senteurs et de poésie. Mais je n’ai plus jamais assisté à une messe, sauf pour raisons professionnelles.
à suivre ... Stéphane Manier