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Chapitre 15 : Les amours

 

Le cycle de la vie s’est imposé à nous comme pour chaque génération, Mais avoir vingt ans dans les années 70 et découvrir l’amour au bord du Golfe du Morbihan avait ses particularités. L’histoire de Linette est à cet égard édifiante. Linette était la fille de l’épicière du bourg, Jacqueline Allanic (cf chapitre 4). Elle avait accepté de venir m’équiper pour participer aux régates de Moustérian, petit village dans le fond du Golfe près de Séné. Linette était (et est toujours) un petit bout de femme aux yeux pétillants et au sourire aussi facile que celui de sa mère. Il n’y avait pas beaucoup de vent ce jour là et son poids plume, ou bien la chance, nous ont été bien utiles pour gagner la course devant une bonne quarantaine de concurrents. Dans ces cas là il était de tradition de rester ensemble pour recevoir la coupe et la brandir fièrement jusqu’au retour au port. Quelle ne fut pas ma surprise, après la traditionnelle chasse au canard de voir Linette me demander :

- Cela ne te dérange pas si je rentre avec ton ami Laurent ?

C’est ainsi que commença leur histoire qui dure encore aujourd’hui. Linette était une des premières à avoir tout compris. L’amour lui ouvrait de nouveaux horizons. Son avenir ne s’écrivait pas uniquement dans la commune. Elle suivit Laurent et réussit, comme lui, une brillante carrière de chercheur scientifique. Avant de revenir au pays pour y profiter de sa retraite.

Il est impossible de dénombrer les couples qui se sont ainsi formés dans les communes autour du Golfe, que ce soit lors de rencontres nautiques ou au sein des bandes. Port Navalo se mit à jouer un rôle central dans les amours de la génération des années 70 en raison de l’initiative du couple le plus emblématique de cette époque, celui des Le Coze. Ils étaient les enfants du principal hôtelier de Port Navalo. Ce qui sautait aux yeux lorsqu’on les rencontrait pour la première fois était leur beauté. Elle, Maggy, grande, mince, regard de félin, brune aux cheveux courts, silhouette qui lui permit d’être mannequin. Son frère Gilbert, physique de rock-star, souriant, charmeur et hyper actif.  Comme nous tous ils avaient envie de croquer la vie à belles dents. A 18 ans ils avaient eu l’idée de transformer le sous-sol de l’hôtel de la plage (juste en face du grand parking devant la mer) en boite de nuit qu’ils avaient baptisée « la Biscorne ». Le lieu devint rapidement mythique. Gilbert et Maggy avaient compris que l’ambiance comptait au moins autant pour la réussite de leur entreprise que l’emplacement et la comptabilité. La porte était grande ouverte gratuitement pour les jeunes de la commune, pourvu qu’ils sachent rire et faire rire, ou danser, ou raconter des histoires. La gaité de la compagnie était plus rassurante et dissuasive que n’importe quel videur ou gros bras. On ne s’ennuyait jamais à La Biscorne et cela faisait venir toutes les bandes de la presqu’ile. Au sein même de Port Navalo il y avait plusieurs noyaux, regroupés autour de personnages charismatiques ou familiaux. Ces groupes de jeunes avaient des attitudes et des centres d’intérêts parfois différents et pouvaient s’ignorer dans la journée ou sur la plage. Mais ils se croisaient forcément à La Biscorne. C’était l’occasion de rencontrer ceux et celles auxquels on n’aurait par forcément osé adresser la parole dans la journée. Et la musique et l’alcool aidant, ces nouveaux partenaires se mettaient à prononcer des mots tendres pendant les slows, leurs corps se frôlaient, des sentiments naissaient jusqu’à devenir parfois irrésistibles. Bien entendu il y eut toute sorte de schémas. Couples mixtes entre autochtones et vacanciers, couples  intra ou inter-bandes, couples de parisiens, couples d’un été ou d’une vie. Certains ont connu l’échec, d’autres ont plongé leurs racines durables dans le terreau de cette histoire. Mais tous ont été marqués par La Biscorne.

Cette boite de nuit fut le creuset non seulement de nombreuses histoires d’amours mais aussi de bien des projets. Le mélange totalement décomplexé des origines sociales donnait le sentiment que tout était accessible pour peu qu’on sache saisir une chance… qui se concrétiserait ailleurs. Car en mettant sur un pied d’égalité les jeunes du cru et de la ville, les rencontres et discussions sur et autour des pistes de danse généraient des idées, ouvraient des perspectives.

La suite de la carrière de Maggy et Gilbert fut une parfaite illustration de ce phénomène. Enhardis par leur succès, ils fermèrent la Biscorne au bout de quelques années pour ouvrir un restaurant à Paris où ils proposèrent les produits frais qui faisaient la richesse culinaire de la presqu’ile de Rhuys. Après des débuts difficiles ils acquirent une, puis deux étoiles, au Michelin. Ils eurent alors l’audace d’exporter leur concept aux USA où aucun restaurant ne cuisinait les produits frais de la mer. Ce fut une réussite là encore, qui dure encore aujourd’hui et qui les aurait comblé sans réserve si Gilbert, puisant sans limite dans son énergie n’était mort brusquement d’une crise cardiaque en 1994. Lorsque nous portâmes son cercueil au cimetière d’Arzon, c’était un ami mais aussi notre jeunesse que nous enterrions.

Après sa fermeture, la Biscorne fut remplacée par le Moulin de Pen castel. Ce monument avait bien changé depuis notre arrivée. La famille Arradon avait utilisé l’argent de la vente de quelques uns de ses terrains pour faire les travaux indispensables à sa modernisation. Les rouages avaient été démontés. Ils sont encore aujourd’hui ensevelis de l’autre côté de la route sous des broussailles avec une carcasse de Traction Citroën, oubliés de tous. Je me suis laissé dire qu’une partie des meules en pierre a été emportée par un Allemand qui, les trouvant belles, en a fait des tables de jardin. Entre temps le sol de la grande salle du moulin avait été dallé et les fenêtres donnant sur le Golfe agrandies. Cela permit de la mettre à disposition des clients du restaurant jusqu’à sa fermeture. Le moulin fut racheté quelques années plus tard par une sympathique famille de Nancy qui profita du nouvel espace libre pour en faire une crêperie de jour et un dancing de soirée. Elle s’efforça avec un certain succès d’y maintenir l’esprit de la Biscorne pendant quelques années. Puis la famille se dispersa et le moulin, périclitant, se ferma au public deux ans plus tard.

À la fin des années 70 l’Etat français prit conscience de l’importance de son patrimoine, architectural, historique et naturel et le moulin fut inscrit sur la liste des lieux à protéger. La « loi littoral » dont les décrets parurent en 1986 rendit les terrains autour de l’étang inconstructibles. Le Moulin lui-même ne pouvait plus subir la moindre transformation sans l’approbation des autorités. Un touriste faillit recevoir sur la tête une des petites sculptures qui ornait le faite de ses cheminées. Pour sauvegarder le Moulin il fallait faire des travaux. Les monuments historiques exigèrent que tout soit refait à l’identique. Ce n’était pas à portée de la bourse d’un particulier et le conseil général acquit l’édifice, fit faire les travaux … et laissa l’ardoise à la commune. La grande salle se mit à abriter des expositions et des concerts. Peu de visiteurs savaient que ce lieu avait vu naître lui aussi bien des amours. Peu à peu se mettait en place l’Arzon – Port Navalo que nous connaissons aujourd’hui.

 

                                                      à suivre...   Stéphane Manier